VII. Ce que j’en dis

L’art est défini comme étant l’ensemble de moyens, de procédés conscients par lesquels l’homme tend à une certaine fin, cherche à atteindre un certain résultat. La philosophie le considère abstrait, incommensurable à l’esprit et s’attache de ce fait, à exclusivement en examiner la fonction. Le terme « art » suggère d’ailleurs la vision mentale d’une œuvre, phénomène qui témoigne du réflexe humain de concrétiser une donnée abstraite, de figurer l’indéfini par le biais d’un objet concret. Pour Heidegger, l’art révèle l’être et dévoile la vérité, il faut le percevoir suivant une identification distendue au temps qui laisse advenir tout ce qui est. Il s’intéresse à l’essence de l’art ; l’art est origine de l’artiste et de l’œuvre. La question de l’origine de l’œuvre d’art devient ainsi celle de l’essence de l’art ; sa réflexion débute donc sur la chose et l’œuvre.
Débattre de l’art implique donc d’envisager l’importance des œuvres, sans omettre la pertinence de l’hypothèse émise par l’historien de l’art allemand Wilhelm Worringer, adéquate à justifier le fait que la révérence accordée au concept d’art ne se justifie que si l’art est conçu comme né de besoins psychiques et satisfaisant des besoins de même nature. Cette hypothèse semble par ailleurs confirmée par la théorie freudienne de l’inconscient individuel et par la notion d’archétypes de Jung, laquelle, selon celui-ci, constitue la part principale de l’inconscient humain. Les archétypes émanent de l’agencement psychique hérité de l’expérience ; ils organisent l’inconscient collectif et constituent la base du comportement. Ils se manifestent par les rêves et les visions. La naissance, la mort, le pouvoir et l’échec sont régis par des archétypes, tout comme l’expérience religieuse et mystique. Jung a initié la psychologie analytique, essentiellement basée sur le principe que les actes ne résultent pas uniquement de l’inconscient personnel, mais également de l’inconscient commun aux individus d’une même société.
En Europe, l’art préhistorique prend son ampleur au début du Paléolithique supérieur avec l’Aurignacien qui marque la première manifestation de l’art figuratif il y 15 000 ans.
La sociologie définit trois grands paradigmes relatifs au monde de l’art – classique (1660), moderne et contemporain – tandis que l’histoire de l’art fixe le commencement de la période « Moderne » à l’année 1870, début de l’impressionnisme, son épilogue à celui de la seconde guerre mondiale, l’année 1945.
Le paradigme contemporain, bien qu’affligé par cent-cinquante siècles d’inconscient collectif figuratif représentatif, est par conséquent le paradigme actuel. Toute production réalisée aujourd’hui dans un style historiquement attribué à une période artistique antérieure devient de ce fait obsolète.
La simple impulsion d’imitation, limitée à la joie ludique de copier des modèles naturels, ce plaisir esthétique né de la technique et de l’habileté, se révèle par ailleurs bien primaire compte-tenu des connaissances actuelles : la représentation ignore la perspective de l’être en faveur de l’immédiat. Cette idée esthétique n’est par ailleurs qu’une matérialisation inintelligible et inconcevable de l’imagination à l’origine de la pensée, comme la figuration, en sa qualité de mémoire des époques disparues, est encore susceptible d’aventureusement inciter à la nostalgie d’une vie défunte et à la dégénérescence de la vie actuelle.
L’art choisit les apparences expressives du concept de la chose : il est investi par le concept ; l’œuvre est la manifestation perceptible de l’idée. L’art est un exercice autarcique, alors que les œuvres se structurent par l’histoire. L’origine de l’œuvre d’art coïncide avec l’apparition de l’art symbolique – le symbolisme mystérieux les œuvres égyptiennes les rend énigmatiques – un édifice uniquement destiné à dégager une signification générale symbolise l’autosuffisance d’une idée essentiellement spirituelle.
L’achèvement d’un processus historique influence la signification des œuvres antérieures et en modifiera rétroactivement le sens lorsque l’histoire se sera accomplie. Celui-ci tiendra effectivement compte de rebondissements historiques susceptibles de relativiser la perception – nécessairement fragmentaire – que les intervenants événementiels et les créateurs des œuvres sont susceptibles de vivre lors du déroulement de l’histoire. Extrait de son époque, de son lieu originel de son contexte et de son éthique, l’objet artistique s’anéantit. L’œuvre extrait l’essentiel du superficiel occultant pour le rendre perceptible à la conscience. La science moderne défini l’objet commun transformable, manipulable ; elle dissimule sa spécificité. L’œuvre confronte à l’énigmatique, à l’état « d’être permanent », ne manipule pas le réel et tente de rendre aux choses leur singularité. Sa puissance permet de dépasser la sensation que procure une vulgaire satisfaction : hormis un plaisir immédiat, elle suscite un examen critique de son fond, de sa forme, de leur convenance ou disconvenance réciproque. La science de l’art est un besoin de notre époque, car auparavant, l’art en tant que tel procurait, par lui-même, pleine satisfaction. Une œuvre réussie est toujours particulière, spéciale, générale dans sa réalisation, dans la force de son rendu, non dans sa formule esthétique.
Comment sont perçues les œuvres ? Le fonctionnement du cerveau humain révèle l’hypothèse selon laquelle l’émotion générée par le système limbique pourrait interférer sur la logique du néocortex, influençant ainsi le processus responsable de l’acte créatif. Le décodage et l’appréciation des réalisations artistiques seraient alors effectivement impactés par le phénomène émotionnel, dit irrationnel.
La culture réflexive impose aujourd’hui ses lois, devoirs, droits et maximes : l’art est, de ce fait, loin d’encore affirmer une quelconque nécessité effective. Très loin de revêtir l’importance qu’il détenait aux époques de la Grèce antique et de la fin du Moyen Âge en Europe, il ne procure assurément plus la satisfaction spirituelle d’antan ; sa destination suprême fait ainsi partie du passé. Son unique objectif demeure de provoquer la réflexion philosophique dans le but de rigoureusement reconnaître sa nature fondamentale. Il est la recherche d’un idéal intemporel actualisé. Seules la conviction de l’esprit artistique immuable et la considération abstraite du but-de-l’art-en-tant-que-l’art, le rendent perceptible. Sa vocation première est de maximiser la perception non soumise aux nécessités de l’action, d’exacerber un discernement borné au fastidieux. La distanciation de l’activité matérialiste favorise un ressenti subtil, adéquat à justement nuancer le concret et l’abstrait : percevoir la figure comme étant le plus fidèle rendu du réel tel qu’il est défini verbalement et activement, revient à estimer l’abstraction absurde, privée de sens, comme de substance. Fuir cette utopie affûte assurément les sens, comme elle concrétise le discernement.
L’art moderne a conscientisé l’art en tant que lui-même, selon son essence, sa raison d’être, son histoire, son évolution, son identité, sa liberté, sa dignité, son éthique, sa morale, son devenir, son écrasement sous les processus, les codes et les significations.
Le philosophe Alain Badiou considère que le rapport entre la présentation et la représentation est un sujet existentiel subordonné à toute procédure de vérité. L’art contemporain aurait, dans le domaine des arts plastiques, inversé le paradigme historique de la représentation de la présentation naturelle, par celui qui rend possible la présentation de la représentation elle-même, pour finalement ne représenter que la représentation.
L’éthique conduit artistiquement là où l’art se constitue comme seule éthique. L’art n’a pas d’autre sens que d’être de l’art et cette nécessité doit primer ; il s’agit d’un formalisme où la forme artistique se suffit à elle-même. L’histoire de l’art conduit à atteindre une raréfaction perceptive au service d’une pure visibilité qui constitue le sens de la réalisation désencombré de tous les autres. Il doit se vouloir absolu et exclusif en tant qu’entité unique, isolé et distinct du reste. N’être ni objectif, ni représentatif, ni figuratif, ni subjectif, ni expressionniste. Sa seule signification doit être la volonté artistique, isolée de toute autre chose.
C’est l’histoire, pas le vécu, qui fonde la réalité de l’art actuel : être créateur, c’est innover, se mesurer à l’histoire dont l’interprétation passe par le langage, lequel devient ainsi le lieu propre de la création. C’est le langage qui produit originairement le sens ; l’œuvre fait corps avec l’écrit qui dirige le projet, car c’est uniquement dans le langage que les choses peuvent être posées comme telles, comme conformes à leur essence, posées dans leur être. Dé-subjectiviser la production artistique, c’est proposer l’art en tant qu’art, l’art conforme à son caractère historique. L’art est indissociable de son essence et des objets à travers lesquels celle-ci cherche à s’affirmer : les « œuvres d’art » sont l’art. Sa nature seule, son essence historiquement constituée, le délimite du non-art, de toute autre nature ou chose. L’expression « l’art-en-tant-qu’art » répète un terme pour mieux en dégager l’essence.
Tout artiste doit être une « voix » de l’histoire, car seule celle-ci lègue la « nature des choses » comme productrice de la réalité. Il ne doit pas chercher l’esthétique dans le monde matériel dont il ne doit rien attendre. C’est libre et seul qu’il est capable de suivre la force créatrice de son concept et de contribuer à l’humanité.

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